Marie  (Suisse allemande, 1916, ≈50p)
de Robert Walser

Extrait :

Auparavant je voudrais encore mentionner que d’aller au lit, de même que de me lever tôt le matin, me procurait la plus grande joie. Quand il faisait beau, ma chambre était remplie à ras bord de rayons de soleil où je pouvais me baigner à cœur de joie. Chaque jour j’accomplissais dans la montagne toute proche un trajet plus ou moins long et c’est là, dans les hauteurs fantastiques de la forêt, que je fis un jour connaissance de l’étrange créature féminine dont je viens de parler.
 C’était le soir ; je suivais mon chemin, absorbé par toutes sortes de pensées, tandis que le soleil couchant jetait une braise dorée sur un fond vert, merveilleusement profond, éclatant de jeunesse et de santé, lorsque tout à coup une femme de haute stature, qu’une avancée de fourrés avait jusque-là cachée, surgit tout près devant moi.

[…]

« Je m’appelle Marie et je suis originaire de l’Emmental. J’ai tôt perdu mon père et ma mère, et je me retrouvai, encore enfant, dans des mains étrangères. J’étais une bonne travailleuse ; car je suis forte. Bientôt tout ce que je voyais et entendais me parut froid, étranger et petit. Ce que les gens appellent la vie, je ne l’ai jamais compris. Leurs petites larmes et leur petit rire me devinrent toujours plus étrangers, toujours plus incompréhensibles. Je n’avais aucune part à leurs joies brusques ; je ne comprenais pas leurs souffrances.

 

Robert Walser est un singulier personnage. Il flotte sous les traits de ses protagonistes dans les romans et nouvelles qu’il écrit. Il a l’âge de l’impossible : adulte inachevé dans un monde d’hommes, trainé par les normes ou les circonstances (La rose), il n’a pas le refus de maturité d’un Gombrowicz mais plutôt cette absence de repaires; puis il y a l’autre versant, celui d’un enfant avec des désirs d’adultes (Felix), des amours qui dépassent son petit être, l’amour de Marie : Mère Fantôme, amante improbable. L’âge du capitaine n’a pas d’importance et même le doute s’autorise car avec lui se découvre un monde un peu autiste fait de petites choses et de petits êtres. Ici, le futile est visé pour mieux laisser paraître le tragique comme en amorce : une servante en pleurs. C’est un peu à l’image d’un être qui comme en rêve n’arriverait pas à hiérarchiser les événements qui mettrait au même plan le geste de se servir un verre ou de faire l’amour.  Personnage secret pour une écriture secrète des intimités, l’ensemble donne l’apparence d’une aquarelle délicieuse.

Dans Marie, l’amour vient bousculer la solitude du personnage. L’écrivain se partage en deux : un chemin se fait à travers les bois à la rencontre de l’aimée, l’amour est l’occasion de se raconter, de se faire adulte, de se voir en grand. Puis il y a le retour au minuscule : la maison avec cette Mme Bandi, gouvernante, servante, mère de substitution, auprès de laquelle flotte un amour œdipien, dont Marie serait la traduction en rêve. Il y a aussi le malheur, la douleur d’exister, un rapport difficile à autrui lancé comme une plainte, une main-courante, composant les tâches foncées du tableau. Le parfum, la fragilité, le jeu de lumières, l’hésitation avec laquelle l’idylle est menée font de ce texte de la poésie de prose que Robert Walser emportera avec lui dans l’asile qui lui imposera vingt-cinq ans de silence avant de rejoindre la tombe.