Grand-Mère Quéquette (France, 2003)
de Christian Prigent

Extrait :

Grand-mère par exemple, quand elle a ses nerfs, elle plante Grand-père devant la soupière. Descente à la cave. Elle empoigne la hache qu’était en attente oblique au billot. Sortie sur jardin. Au fond : clapiers et poulailler après les choux et les fumiers. Dérapages dans crottes, jurons, gémonies, ouverture grillage. Un peu de branle côté charnière, déjà ça gémit. Prasin lépreux sur chambranle, socquette moche de mousse, patine noir gramouille, ça va : décor raccord. La poulaille dedans clopine et caquète en effervescence de trouille légitime. Dedans plus un brin, gadoue absolue : la poule c’est un Hun. Appel des cocottes : Kodak, Kojak, Cosak, Cacolac. Comptine une, deux, trois : toc, ce sera toi. Mais Toi pas OK. LA noire carapate. La blanche tricote. La rousse en danseuse. Le reste peloton à dos qui moutonne parmi piailleries et coliques réflexes : ça merde la bouillasse. Le gros coq autruche planque son papillon de crête ostensible sous une ail façon bouclier peau-rouge : ni vu ni connu.
 […] Avance rapide, frrtt, frrtt. Arrêt sur l’image : Grand-mère en gros-plan, cravatage de poule. Play : sprint retour maison. Irruption en cave. Pose cou poulet sur le billot. Coup d’hache sur le cou. Pan : c’est zigouillé. La tête claque du bec, l’œil s’éteint en coin. La bête acéphale cavale en zigzag en pissant partout du sang  fulminant.
[…]poursuite en sabots avec les cascades. Grand-mère course la bête diminuée du haut. Son : clic-clac talons, échos bois ferré sur le cimenté. Texte : expression d’interjections d’entre les dents. Action : moulinets de hache avec jets de brique pour jouer un peu. Incident technique : boum sur le pavé, le rebond de brique pète illico et un casier pinard. Vue sur les coulisses : Grand-père oit le bris travers le planchon, ça lui fait grand soif. Commenté en off : reste coi, Grand-père. Sans quoi : aiguilles dans le derrière comme aux hôpitaux vus sur la photo je l’ai dit à Berck un peu ci-dessus où Grand-mère œuvrait en petit métier de brutalité avant conversion dans les basses-cours de région Armor.

« Grand-Mère Quéquette » est un des trop rares romans de l’excellent poète et essayiste Christian Prigent. Poète toujours, même dans cet ouvrage proche du pipi-caca et de la Bretagne profonde, mais pas seulement. D’ailleurs le « pas seulement » est la pierre de touche du style de l’auteur, qui consiste en une digression permanente, en un surajout d’adjectifs barbarisés, du redondant de non édulcoré, du Maxwell six cuillers non suffisées, genre gloubi-boulga pour fringale sévère pépère via la bouche de mémère qui va t’la couper si t’arrive pas a stoper l’imitage de prigenté. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a pas de pause stylistique à proprement parler et que le roman (de quatre cents pages) ne déroge à aucun moment à cette règle de la folie permanente. En réalité l’histoire est censée être racontée par un petit garçon entre trois et huit ans, dont l’auteur nous prête les yeux et les oreilles qui entassent le breton de la grand-mère, les commérages locaux, les impressions enfantines dans un rendu chaotique. Les passages sont quasi tous savoureux même si le début demande une certaine concentration, il s’y trouve des scènes mémorables comme la course vélo, le meurtre de Mona, le quart d’heure de pitié pour la pitance, qui sont des délices littéraires. Il est vrai que lire ceci serait un peut donner l’équivalent de cinq tranches de bœuf Rossini à une végétarienne anorexique, ça peut être moyennement digeste, mais si la picrate est bonne, ça passe tout seul au bout de la troisième tranche. C’est un roman de prose poétique qui est un cadeau pour le lecteur, un bonheur intense, un vrai moment de littérature. Evidemment le talent certain de l’auteur est difficile à voir tant le livre est particulier et rare, mais c’est aussi le courage des écrivains, des lecteurs, des journalistes qui est mis en question par cet ouvrage essentiel. Il ne sert à rien de dire que les écrivains et les éditeurs font de mauvais livres, il suffit de savoir dénicher les bons parmi la masse informe de ce qui est édité. Ainsi, c’est aux lecteurs d’en vouloir, d’être contemporains de ces raretés irremplaçables et de les mettre en lumière quand celles-ci sont prophétiques.