UN Certain PLUME (France, 1930-1936, ≈40p)
d’Henri Michaux

Extrait :

VII

Plume avait mal au doigt

Plume avait un peu mal au doigt.
- Il vaudrait peut-être mieux consulter un médecin, lui dit sa femme. Il suffit souvent d’une pommade…
 Et Plume y alla.
 - Un doigt à couper, dit le chirurgien, c’est parfait. Avec l’anesthésie, vous en avez pour six minutes tout au plus. Comme vous êtes riche, vous n’avez pas besoin de tant de doigts. Je serai ravi de vous faire cette petite opération. Je vous montrerai ensuite quelques modèles de doigts artificiels. Il y en a d’extrêmement gracieux. Un peu chers sans doute. Mais il n’est pas question naturellement de regarder à la dépense. Nous vous ferons ce qu’il y a de mieux.
 Plume regarda mélancoliquement son doigt et s’excusa.
 - Docteur, c’est l’index, vous savez, un doigt bien utile. Justement, je devais écrire encore à ma mère. Je me sers toujours de l’index pour écrire. Ma mère serait inquiète si je tardais davantage à lui écrire, je reviendrai dans quelques jours. C’est une femme très sensible, elle s’émeut facilement.
 - Qu’à cela ne tienne, lui dit le chirurgien, voici du papier, du papier blanc, sans en-tête naturellement. Quelques mots bien sentis de votre part lui rendront la joie.
[…]
 - Tu aurais quand même pu me demander mon avis, dit la femme de Plume à son mari.
 Ne va pas t’imaginer qu’un doigt perdu se retrouve facilement.
 Un homme avec des moignons, je n’aime pas beaucoup ça. Dès que ta main sera un peu trop dégarnie, ne compte plus sur moi.
Les infirmes c’est méchant, ça devient promptement sadique. Mais moi je n’ai pas été élevée pour vivre avec un sadique. Tu t’es figuré sans doute que je t’aiderais bénévolement dans ces choses-là. Eh bien, tu t’es trompé, tu aurais mieux fait d’y réfléchir avant.

 

A mal lire l’œuvre d’en Henri Michaux et surpris par la fureur de sa prose ou de ses vers, on pourrait croire à un poète de la violence. Mais les exorcismes (1940) par exemple posent plus clairement les choses : le monde est violent, cette violence est transcrite et c’est dans cette révélation que ses univers se défendent de ce monde. C’est la raison de son écriture, une écriture pour se sauver, une écriture pour se risquer à vivre : les voyages, les rêveries, les anticipations, tout est dans ce rapport conflictuel.
Dans Plume le poète autrefois marin se fait albatros sur la terre, mal à l’aise, timide, il attise les haines et les hargnes en proposant sa simplicité, sa naïveté il est Plume : quidam improbable qui dit merci quand on le frappe du poing. Quelquefois drôle ou cocasse tant les situations paraissent absurdes et assimilent Michaux à la poésie surréaliste, le rire en réalité serait toujours une forme d’exorcisme, un mouvement pour se sauver du naturel de la tentation de maudire. Car ici il y a le mépris des hommes, l’accusation constante, des femmes laides qui le forcent à faire l’amour avec elles, les arracheurs de tête, partout où Plume passe un pied énorme se propose de l’écraser un peu plus. C’est ainsi qu’il se redresse comme l’insecte sous les doigts d’un enfant sadique, un insecte ridicule dont les nerfs animent encore comme en écho sa toute petite vie. Le refus d’utiliser son droit de réponse est ce qui nous attache le plus, cela devient au fur et à mesure du déchaînement des monstruosités l’exaltation de la violence et sa dénonciation éclatante exsangue de toute sensiblerie. Sans y être à sa place, nous sommes du côté du juste, dans l’impuissance totale, mais face à ceux qui voudraient la négation de notre être.

Plume était l’œuvre préférée d’Henri Michaux.