Lettre de Lord Chandos (Ein Brief) (Autriche, 1902, ≈50p)
de Hugo Von Hofmannsthal

Extrait :

Depuis, je mène une vie que, je le crains, vous aurez du mal à saisir, tant elle s’écoule hors de tout esprit et de toute pensée ; une vie qui, certes, ne se distingue guère de celle de mes voisins, de mes proches et de la plupart des nobles propriétaires terriens de ce royaume et qui n’est pas sans instants joyeux et vivifiants. Il ne m’est pas facile de vous indiquer en quoi consistent ces bons moments ; une fois de plus les mots me font défaut. Car c’est véritablement quelque chose de totalement innommé et d’ailleurs à peine nommable qui, remplissant comme un vase un quelconque phénomène de mon entourage quotidien d’un flux débordant de vie supérieure, s’annonce à moi en de tels moments.
[…]
Un arrosoir, une herse abandonnée dans un champ, un chien au soleil, un pauvre cimetière, un estropié, une petite ferme, tout cela peut devenir le vaisseau de ma révélation. Chacun de ces objets et mille autres pareils sur lesquels le regard d’habitude glisse avec une évidente indifférence, peut soudain pour moi, à n’importe quel moment qu’il n’est aucunement en mon pouvoir de provoquer d’une quelconque façon prendre une valeur sublime et émouvante qu’il me semble dérisoire de tenter d’exprimer par des mots. Il arrive même que la représentation précise d’un objet absent soit l’élue de cet incompréhensible phénomène et se voie remplie à ras bord de ce flux de sentiment divin jaillissant brusque et doux.

 

 

Ineffable, la Lettre de Lord Chandos est le récit de l’indescriptible, le récit de l’échec de l’écriture. Hugo Von Hofmannsthal expose la situation d’un homme qui ne peut plus écrire, qui ne peux plus penser tant il est affecté par la profondeur (ou le vide) du monde. Voici un trou phénoménologique où les phénomènes visés se trouvent comme aspirant celui qui les observe et se multiplient à l’infini, le corps du « patient » au lieu de voir en son revers l’infinité de son âme voit l’infinité du monde dans ses matériaux. Ce qui est intéressant c’est que tout cela pourrait représenter une problématique phénoménologique de l’apparaître. Et même la phénoménologie récente qui pour certains (citons JL. Marion) trouve son épiphanie dans l’affect, le « je sens » comme rapport concret avec le réel se rejoignant ici. Dans sa destruction phénoménologique on y trouve autant  d’abandon dans le mode du «j’aperçois » que dans le mode du « je sens ». La vue, le sentiment s’engouffrent dans un infini qui ressemble à un in(dé)fini-ssable. Tout devient comme une tempête où s’entremêlent les sens et les visions emportant le moi bien loin des rivages de la raison. La hiérarchie morale du personnage se désagrège et les choses les plus communes l’affectent autant que les crimes les plus odieux, ainsi l’hésitation à être est ce qui réchappe du naufrage de l’esprit. Là où habituellement un récit ombrageux se clarifie au fur et à mesure pour livrer son mystère, Hofmannsthal nous livre l’âme d’une énigme où chaque pas mène à la confusion comme un chemin vers le chaos. Reste la poésie de l’errance, la crainte de l’homme dans la forêt du monde semblable à une galerie de miroirs déformants. Le monde a absorbé le réel, le moi est devenu apparaître, spectral.