La Mort de Virgile [Der Tod des Vergil ] (Autriche, 1945, ≈400p)
d’Hermann Broch

Extrait :

Pouvait-il en être autrement ? L’être humain tient debout, lui seul, mais il est allongé quand il se repose pour dormir, pour faire l’amour, pour mourir et, dans cette triple qualité de station couchée, il se distingue  de tous les autres êtres. Quand elle est debout, destinée à croître, l’âme de l’homme va des abîmes sombres de ses racines plongeant dans l’humus de l’existence, jusqu’à la voute stellaire du soleil, projetant vers le haut de sa sombre origine, issues des empires de Poséidon et de Vulcain, conduisant vers le bas la clarté transparente de son but appollinien, et plus cette croissance vers les hauteurs la transforme en forme saturée de lumière, plus, se ramifiant et se développant comme un arbre, elle devient une forme par les ombres qu’elle reçoit, plus elle est capable d’unir l’obscur et le clair dans l’ombre feuillue de ses branches ; mais quand elle s’est étendue pour le sommeil, pour l’amour, quand elle est devenue elle-même un paysage déployé, sa tâche n’est plus d’unir les éléments opposés, car lorsqu’elle dort, lorsqu’elle aime ou qu’elle meurt, elle ferme les yeux et elle n’est plus ni bonne ni mauvaise, elle n’est plus qu’une seule écoute infinie : c’est une âme infiniment étendue, enclose sans fin par le cercle des temps […]

[…] – de même que dans ses premiers poèmes il n’avait pas osé aborder la mort, mais s’était plutôt adonné à l’aimable et tendre pouvoir d’un amour ardent de l’existence, afin de se garder de la menace déjà présente-, il avait dû abandonner de plus en plus cette résistance car la force poétique de la mort s’était bientôt avérée la plus puissante, elle s’était conquis pas à pas un droit de cité qui, dans l’Enéide, selon la volonté des dieux, s’était transformée en une complète souveraineté, pleine du fracas métallique des armes, l’immuable souveraineté du destin, sanglante et exhortante, la souveraineté universellement dominatrice de la mort, qui pour cette raison se domine et s’abolit elle-même. Dans la mort, en effet, tout le simultané de la vie et de la poésie est conservé dans son abolition universelle ; la mort est remplie du jour et de la nuit qui se pénètrent mutuellement pour former la nuée doublement colorée du crépuscule ; oh ! la mort est remplie de tout le Multiple qui procède de l’Un, qui se referme en elle en une nouvelle unité, elle est remplie de la sagesse grégaire du commencement et de la connaissance solitaire de la fin, […]

A l'origine c'est une histoire assez simple : Virgile sur le point de mourir décide de brûler l’Enéide son chef d'œuvre qui lui est devenu étranger, puis il se rétracte sous la pression de l’empereur et meurt. Quatre chapitres : quatre temps, quatre espaces, quatre peintures de l'âme, quatre éléments pour exprimer la vie au seuil de la mort : l'Eau - L'arrivée du poète au port de Brindisi, le Feu - La descente au enfer de la peur ou s'abîme l'esprit de Virgile dans les vapeurs de la maladie, la terre - L'attente: confrontation avec Auguste et ses amis où resurgît le monde pour une ultime négociation et enfin l'Ether - le retour à la source des temps dans l'ultime agonie qui mènera le poète à la mort au milieu des hallucinations et des fièvres ultimes. Tout cela se déroulant comme se déroulent les parchemins : sur la pente des siècles jusqu'à nous, comme un lointain récit: lointain dans le passé qu'il évoque, aussi bien que lointain par le style qu'il déploie au cours de cette narration d'une modernité effrayante. Hermann Broch adoube un lecteur courageux qui survolant les quatre cents pages du roman a bien remarqué les phrases se prolongeant sur plusieurs pages et les dialogues interminables, et pourtant se décide à lire l'ouvrage. Mais quel don! Broch offre l’occasion de lire une véritable sur-littérature, un faire titanesque. A cela s'ajoutent explicites ou entremêlés, plus d'une centaine d'extraits de l'oeuvre de Virgile. Une conception symphonique de l'écriture avec ses thèmes et ses programmes à l'image de la musique de Gustav Mahler.Je dirais que c’est une offrande littéraire un art de la ligne aussi interminable qu'inépuisable.