Une bibliothèque de nuages (France, 2006, ≈60p)
de Christian Bobin

Extrait :

Dès son entrée dans la chambre de l'Hôtel-dieu où mon père dormait d'un mauvais sommeil, ma mère vit les trois chaises empilées dans un coin: on n'avait pas jugé nécessaire de les installer pour les visiteurs. Ainsi l'hôpital lui annonçait-il brutalement la mort prochaine de son mari dans ce qui n'était plus qu'un débarras pour l'âme.
[…]

Dans la vielle église de campagne, je regardais les lustres brinquebalant à des hauteurs inégales, la poussière de leur verroterie, une vierge sculptée dans un bloc de ciel bleu et une statue de Jeanne d'arc serrant contre elle l'étendard de son martyre. Partout des ombres, des recoins, des niches: la chouette effraie du cœur y trouvait son comptant d'images naïve, ce qui laissait l'aigle de l'âme libre de fondre sur l'essentiel fondre sur l'essentiel sans forme et sans nom. Il y avait là tout le village, des représentants d'un réel dur, sans horizon. Tous se mirent au garde-à-vous quand la veuve entre au pas de charge dans l'église comme une langue de feu noir poussant jusqu'à merveille dont le cercueil était la cachette inviolable. Puis s'éleva la glorieuse misère d'un chant pieux. Dubuisson ardent des évangiles, le prêtre retira ensuite un brandon qu'il jeta sur l'assistance: "qui aime son âme la perdra". J'était si présent à tout que ma tête soudain s'arracha à mon corps et traversa l'église comme un boulet de canon, pulvérisant le vitrail et le mur de la mort.

Vivre - longer une muraille jusqu'à trouver une brèche lumineuse. J'ai découvert de telles fissures dans le jaune assourdissant des pissenlits, ces enfants pauvres du soleil. J'avance très lentement. Je mourrai sans être arrivé au fond du jardin.

Ecrire - suivre un aveugle qui connaît le chemin.

[…]

En mars 2006, la main de Dieu dans laquelle repose mon cœur confiant, s'est soudainement crispée. Une douleur a froissé ma poitrine. La pensée que ce jour pouvait être le dernier m'a illuminé. Je suis d'accord pour mourir n'importe quel jour. Aux urgences, j'ai emmené un livre assez petit pour tenir dans une poche, assez dense pour éclairer des heures d'attente. Je voudrais n'écrire que des livres qu'on puisse lire aux urgences, là où les questions qu'on nous pose et l'attention qu'on nous porte sont si froides qu'elles nous vident de notre âme. Il y a une manière de vivre - comme si on ne tenait plus à la vie - qui est le nom le plus secret de l'amour.

La mort n'est pas la fin de la vie, mais la fin d'une vie. On ne meurt qu'une fois et c'est pour cela que l'on dit la mort et non une mort. On vit des millions de vies, rien qu'en vivant sa propre vie, sans pour autant avoir besoin de se voir réincarner en mulot pour en établir les comptes. Entre ces vies, il y a le présent, il y a la mort, le passage des anges. Le passage des anges est subtil, et fragile, alors comme à la sortie des classes, dans les grandes villes embrouillées, où l'autorité affectueuse d'un agent s'occupe de faire passer les enfants sur les clous sans danger, Christian Bobin s'occupe d'autres clous en faisant passer les anges, les signalant aux conducteurs inattentifs. Comme les anges sont véloces et faciles à rater, comme nous autres bipèdes sans ailes sommes bien pressés de consommer ces vies minuscules, il nous propose de nous offrir à la disponibilité du jour en prenant plus de lumière que de temps, en se plaçant à la croisée du temporel et de l'éternel. Auprès de ces anges, il y a une écologie de l'âme, du développement durable pour l'être. Mais voilà, il y a la mort et au-delà de l'ange il y a les larmes, l'angoisse, la place vacante ainsi laissée qui s'emplit d'un souvenir. Assez fou pour croire en Dieu, pas assez pour éviter la mort, Bobin poursuit ainsi de mort en fleurs, de fleur en nuages. Nuages comme fragments de vies et de morts, autant d'écrits lapidaires et sans âge. Il faudra bien l'unité d'une vie, ou si j'ose dire de cohérence non de co-errance, pour espérer en faire un testament de poche. Midas touchant des fragments d'existence et les faisant proses d'or fin. Voilà l'expérience de la fuite du néant pour la vie, même s'il faut passer par la mort pour ce faire, quelquefois.