Extraits :
Sous la lumière fantomatique du clair de lune, autour du grand espace désolé, les architectures ne composaient plus qu’un décor de théâtre, les hautes façades nues aux fenêtres desquelles aucune lumière ne brillait, n’étaient plus pour personne. Les palais, les temples, les cathédrales meurent toujours deux fois : quand leurs murs s’écroulent, quand la végétation s’incruste dans l’interstice des pierres disloquées et que les oiseaux ont accroché leur nid aux poutres branlantes d’un toit effondré, la vie a déserté ces édifices sévères ou ces chefs-d’œuvre délicieux depuis longtemps, - depuis que la foule ne les visites plus, que les paroles inscrites sur leur fronton ont perdu leur sens, que les caractères qu’ils traçaient de leur silhouettes puissantes sur le ciel de la cité n’éveillent plus dans le cœur de ses habitants ni désir, ni joie. L’histoire sacrée qu’ils contaient n’était pas une série d’événements incroyables, mais la somme de ce qui peut être reproduit, vécu à nouveau par une humanité agrandie. Qu’allait-il advenir quand les hommes ne pourraient plus répéter ni comprendre ce qui porte le sceau de l’éternité ?
- C’est très simple, dit Déborah. Cela s’appelle la barbarie.
[…]
L’un d’eux d’ailleurs se leva. Il ne comprenait pas très bien ce que tout cela signifiait, ni pourquoi on se permettait de mettre en cause Glimbra, lequel avait-été, sinon le seul, du moins l’un des rares à dénoncer la verticalisation ainsi que les idéologies afférentes. Que toute théorie dût comporter une énergie pratique, c’est vrai. Mais les premières tentatives de rééducation qui avaient lieu ici même à la Grande Khora ne montraient-elles pas à l’évidence le pouvoir révolutionnaire des analyses de Glimbra, n’étaient-elles pas conduites à la lumière de ses présuppositions afin de redonner aux malades en traitement le sens du corps, le sens du sol, le sens des odeurs, le sens, d’une manière générale, de l’animalité et de sa vie propre ?
- Bien, l’interrompit Judith qui était revenue vers eux au centre de la salle. Mais pourquoi prétendez-vous réserver aux intellectuels dévoyés par dix siècles de spiritualisme le privilège de ce retour à l’érotique anal ? Est-ce que par hasard ce serait une punition ?
- Mais enfin, fit une voix malheureuse, vous ne voulez tout de même pas que nous nous remettions à marcher à quatre pattes, faisant nos besoins dans la rue, nous reconnaissant et nous choisissant d’après nos odeurs…
- Et pourquoi pas, dit Judith. Je ne vois pas d’autre conclusion aux thèses qui ont été exposées et que nous approuvons tous.
[…]
C’est une étrange histoire, chaque progrès de la vie s’est tourné contre elle, creusant sous ses pas la fondrière où elle allait s’enliser. Prenez l’activité sous sa forme élémentaire, le sport : tout le monde en parle, personne ne le pratique. Et vous voyez la foule s’asseoir sur les gradins du stade pour assister aux exploits de quelques histrions stipendiés- quand ce n’st pas pour jouer de l’argent sur eux- et puis s’en revenir le soir, sourdement mécontente, parce que, croit-elle, ses favoris n’ont pas gagné, en réalité parce qu’elle n’a rien fait, parce qu’elle a perdu le sens de la souffrance et par là même de la joie. Regardez tous ces gavés dénoncer la faim dont ils n’ont plus la moindre idée. Comme elle est simpliste l’idéologie matérialiste qui prétendait expliquer la méchanceté morale et les désordres de l’esprit par la misère physique ! Aucun affamé n’a jamais été neurasthénique, et c’est ce monde comblé de tout qui vacille et se prend de vertige devant son propre néant.